La réforme des retraites ou l'echec d'une prophétie!
« Mais ça ne sert à rien ce qu’ils font ! » Cette phrase que l’on entend et réentend dans la bouche des opposants aux manifestations porte en elle deux idées sous-jacentes, que l’on pourrait résumer par un « ça ne sert à rien ce qu’ils font puisque la loi va passer ! » et un « ça ne sert à rien ce qu’ils font puisque cette réforme est nécessaire ! » Dans les deux cas, tonne le tocsin du fait accompli. Et le reproche qui suit ensuite n'est que pure logique : la France se morfond de ses acquis sociaux, et préfère ne pas voir ce mouvement irrésistible, libéral bien sûr, qui nous entraîne, aujourd’hui et toujours, vers plus de croissance/richesse/liberté. Même la gauche ne reviendra pas sur le sujet, paraît-il. Le débat est enterré. Mais alors pourquoi le mouvement s’enracine-t-il ? Pourquoi tant de persévérance, d’entêtement pour reprendre le vocable d’une droite qui se réclame de progressiste ?
Pour qui étudie la sociologie des mouvements religieux, il est un ouvrage de référence simple et rapide à lire, dirigé par Léon Festinger intitulé L’échec d’une prophétie, psychologie sociale d’un groupe qui prédisait la fin du monde. En s’appuyant sur une enquête de terrain, Festinger et ses deux consorts montrent comment un groupe religieux, confronté à une réalité qui ne correspondait pas à celle qu’il prédisait, se retrouvait suite à un processus de rationalisation poussé vers le prosélytisme, devenu alors le seul palliatif à un constat d’échec. Ne subsistait plus alors que l’espoir que l’effectivité de la propagation de la croyance contrebalancerait l’inactualité de la vérité annoncée. Mais le processus confronté à la réalité du fait est le plus souvent voué au délitement.
Doit-on donc voir dans le mouvement contre les retraites - qui se renforcent encore alors que la loi va être votée, alors que le « problème démographique » est un fait qui rend nécessaire la réforme - un phénomène de ce genre : un prosélytisme de la dernière chance ? La tentation est grande! Elle permettrait de souligner à la fois l’irrationalité d’une frange de la population, en dénonçant au nom des lumières un obscurantisme lattant, mais encore de critiquer une sacralisation de la protestation.
La tentation est grande donc. Mais, il ne faudrait pas oublier que le système démocratique est une machine à gérer les phénomènes de prosélytisme. En démocratie, et c’est bien le reproche que des générations de penseurs lui ont adressée, ce n’est plus le fait qui compte mais la croyance. Pourquoi ? Parce que la démocratie se base sur des fondements anthropologiques, contrairement à la royauté ou à la technocratie qui se fonde respectivement sur la divinisation du pouvoir et sur le caractère absolu de la Science. Or si l’homme (même scientifique) par essence fait des erreurs, ce n’est que par l’accord entre les hommes, donc par l'acquisition d'une croyance commune, que l’on parviendra à un régime meilleur. à une vérité. Tout ceci est dit et redit, et l’éducation nationale nous a bien appris la leçon dans nos cours d'éducation civique, d'histoire, de littérature ou encore de philosophie.
Pourtant, chose flagrante dans le discours du gouvernement : l’absence de toute revendication de la légitimité majoritaire, de la pensée partagé par la majorité. Bien sûr, il gouverne de fait, grâce à une majorité qui l'a porté au pouvoir. Mais, le gouvernement ne revendique même plus cette autorité. Quand est défendu le projet, c’est bien au nom de l’argument factuel, rationnel, scientifique. Si ce n’est pas du paternalisme, c’est au moins du technocratisme qui s’affirme à travers cette réforme. «Cette réforme est impopulaire : mais il faut bien avoir le courage de l’imposer ! »
De plus en plus, la droite française qui se rapproche du progressisme néolibéral essaie de convaincre par la science, se conforte derrière la démonstration économique du sens du progrès. C’est de cette légitimité, plus que de celle de ses électeurs dont elle se revendique. Son électorat, pareillement, est convaincu selon cet argument « scientifique » qui retire à l’homme toute capacité d’élection.
La réforme des retraites révéle donc une opposition entre une légitimité scientifique et une légitimité démocratique. D’où un dialogue de sourd qui mène au blocage. La théorie scientifique n’a pas à être reniée, elle peut servir de support de réflexion aux politiciens comme aux citoyens. Pourtant il ne faudrait s’en réclamer dans la sphère du politique. La science, et à un degré plus élevé encore, la science sociale dépendent de prédicats d’origine. Elle ne s’applique que dans un champ d’observation prédéterminé. Elle modélise une réalité qui la dépasse. De ce point de vue, se référer à la science pour prédire un avenir, comme pouvait le faire un prophète en se référant à Dieu, ne peut être que voué à l’échec. Prendre les prédictions scientifiques comme argent comptant c’est, paradoxalement, tomber dans une nouvelle forme d’obscurantisme.
Que faire alors pour sortir d’un dialogue de sourd ? Il me semble, avec le peu d’impartialité que je puisse avoir, que l’erreur se situe à droite, puisqu’elle a choisi de ne pas se positionner sur le terrain des arguments démocratiques. Il lui faut donc rétablir le débat pour cette réforme et pour les projets futurs. Le rétablir en défendant des valeurs propres aux croyances humaines : en défendant notamment l’idée que c’est par le travail que l’homme s’accomplit, et donc en s’opposant à l’oisiveté qui est revendiquée par une certaine gauche ; en défendant, encore, l’idée que seuls la population active est responsable du système de pension, ou autrement dit que la solidarité au sein d'une société n'est du ressort que des hommes et non des entreprises. Des arguments existent donc. Le débat politique doit donc reposer sur des convictions politiques ou religieuses, sur des opinions qui reposent sur le vécu propre à chaque individu, il ne doit certainement pas être écrasé autoritairement par une opinion scientifique qui n’a rien à voir avec l’homme, ses espérances et ses croyances.